Dans les régions montagneuses de Iga, Koga ou Ueno, provinces du centre du Japon, s’étaient constitués divers types de communautés. Il y avait en effet là toutes sortes de « laissés pour compte », vagabonds, mendiants, exilés politiques, fuyards, parfois des familles voir des clans entiers. Il y a avait aussi ces Kugutsu, artistes itinérants du spectacle, maîtres de l’illusion…Vivant ainsi par la force des choses près de la nature, dans des huttes de branchage, des grottes naturelles ou creusées dans l’abondant tuf volcanique, tous ces gens se mêlèrent aux ascètes qui y vivaient loin de tout, laïques ou moines guerriers (Yamabushi), magiciens ou sorciers, ermites et mystiques de toute sorte (Ubasoku, Sennin), diseuse de bonne aventure (Miko).
Tout ce monde finit par cohabiter, s’organiser par affinités, mettant en commun les religiosités éveillées au contact de la nature, les pratiques bouddhiques et la mystique shintoïste. Un nouveau regard sur la vie s’élaborait ainsi dans ces montagnes, loin des cérémonies figées de la cour et des compromissions politiques. Mais cela ne pouvait durer : l’hostilité vite éveillée, du clergé établi, jaloux de tant d’indépendance, eut tôt fait de convaincre le pouvoir que ces marginaux qui prétendaient prendre un raccourci vers les Dieux ne pouvaient être que des fauteurs de troubles et qu’il valait mieux les éliminer pendant qu’il était encore temps. Ce qui fut tenté : la lutte s’engagea entre les tenants de l’ordre, dans les plaines, et ceux de la montagne, défendant leur liberté d’être autrement…Or ces derniers étaient chez eux, parfaitement intégrés à leur environnement, ce qui explique que personne ne pu jamais les déloger définitivement au cours des siècles. Bien au contraire : l’effet le plus durable de cette épreuve de force fut en réalité le renforcement de certaines de ces communautés, qui s’organisèrent et se durcirent au point de devenir de terribles partis guerriers avec lesquels le pouvoir central n’eut jamais fini de découdre (ainsi la lutte engagée contre les terribles moines-guerriers du Mont Hei) en face desquels il eut souvent le dessous. Une autre conséquence de ce harcèlement fut l’expérimentation et l’amélioration de techniques de combat et de survie, s’appuyant étroitement sur le cadre local : il ne fait aucun doute que les survivants ne durent leur survie qu’à une parfaite connaissance des techniques de camouflage et de guérilla ; Tous ces gens étaient en train de devenir des ninja, simplement pour défendre ce choix de vie…ils n’étaient pas encore mercenaires, mais hommes libres, et farouchement décidés à le rester.
Il y avait une volonté de survivre, donc très vite la mise au point de techniques adéquates. Il y eut aussi l’esprit, le tout constituant très vite un ensemble assurant une quasi invulnérabilité. Et l’esprit qui se mit à imprégner le comportement ninja finit par donner à ces hommes non seulement une fantastique puissance intérieure mais également les couper du reste d’un monde médusé, en faire des êtres à part, surnaturels, sorciers…Cet esprit était, comme le reste, un dosage de tout ce qu’ils avaient appris du milieu ambiant, imprégné des doctrines ésotériques du Shugendo et du Shingon.
Le premier de ces courants est d’abord une nouvelle orientation du Bouddhisme s’appuyant sur une conception nouvelle au niveau de l’ensemble du Cosmos, et vise à recréer un ordre différent pour l’homme. Mais cette voie du Shugendo ne resta pas une voie « innocente » : elle devint une pratique en vue de pouvoirs, vite déformée et récupérée par les plus avides. Puisant dans les aspects ésotériques du Taoïsme chinois, du Bouddhisme tantrique et du Shintoïsme japonais, que l’on mélangea, on se mit à la recherche de pouvoirs magiques en vue d’agir sur les esprits et les corps. Certains exercices, à base d’ascétisme et d’incantations, étaient censés développer les pouvoirs des adeptes du Shugendo. On vit de nombreux Yamabushi, crédités de pouvoirs surnaturels, mais surtout animés d’une énergie puisée au contact de la nature et d’une ambition qui les rendait prêts à tout, s’attacher au service de tel ou tel grand féodal (Daimyo) et les aider de leur magie noire pour vider querelles et vengeances privées. Ces Gyoga, redoutables et craints, étaient souvent dépositaires d’authentiques secrets d’efficacité qui nimbèrent leur existence d’un voile de mystère et les faisaient entrer vivants dans la légende.
Le Shingon fut la seconde direction de recherche et d’action pour l’acquisition de pouvoirs magiques. Il s’agit d’un autre avatar du Bouddhisme puisé à la source chinoise qui apparut au Ixe siècle et qui fut combiné aux autres pratiques initiatiques déjà en usage dans l’isolement des montagnes. Egalement basé sur le Tantrisme, le Shingon enseigne l’unité universelle et la solidarité de l’homme avec le cosmos. A l’origine de cette nouvelle secte, le moine Kukai et un rayonnement qui grandit après sa mort, en 835. Les aspects occultes ou ésotériques du courant Shingon (Mykkio) ne furent pas bien évidemment pas toujours correctement assimilés par le commun des mortels, mais un certain nombre d’éléments spectaculaires en furent dérivés et, le temps passant, intégrés dans le cadre d’autres pratiques magiques aux racines plus anciennes. Ainsi la pratique des Mudra (arrangement rituels des doigts et des mains), accompagnée des Mantra (récitation de formules sanscrites), qui est censé susciter une orientation des forces cosmiques au profit de celui de la maîtrise. On en retrouve le principe dans la tradition ninja : le ninja en effet procédait de même, liant et entrelaçant ses doigts sous les yeux médusés de ses adversaires afin de concentrer son énergie, se protéger des forces adverses, ou préparer une attaque éclair. Gestes magiques réputés à la source de leur quasi invulnérabilité, aux effets démesurés aux yeux d’une population superstitieuse et inculte. On voit l’enchevêtrement des racines du ninjutsu, puis du Nin-po, puisant largement dans le contexte spirituel de ces premiers siècles de gestation religieuse et philosophique de l’ancien Japon.
Ainsi lorsque la technique ninja proprement dite va apparaître, sous le stimulus des terribles guerres civiles qui mirent pendant des siècles le Japon à feu et à sang, à mesure que la société nippone se hiérarchisa, se structura et se figea, sans plus aucune place possible pour les marginaux reclus dans leurs montagnes, elle ne sera plus que, tout naturellement, le prolongement d’un état d’esprit et d’un mode de vie entouré de tradition magique, incompréhensible, d’abord largement inquiétante puis source de terreur pour ceux qui eurent affaire aux communautés des ninja.
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